Moyen Âge

L’intégration des sourds au Moyen Âge semble peu problématique : travail manuel dominant, structures villageoises favorisant la solidarité, illettrisme répandu, place développée des manifestations gestuelles…

Voir Aude de Saint-Loup, Yves Delaporte et Marc Renard, Gestes des moines, regard des sourds, Nantes, Siloë, 1997.

Au Moyen-Âge, les sourds sont pris en compte, notamment, dans les actes liés à la religion.

« Pour celui qui ne peut parler, la confession par écrit, par signe et par interprète est suffisante, parce qu’on n’exige pas de l’homme plus qu’il ne peut. Si l’on ne peut et l’on ne doit être baptisé que dans l’eau, c’est que l’eau est une matière qui nous est extérieure et nous est administrée par un autre. L’acte de la confession au contraire nous est intérieur et vient de nous. Voilà pourquoi, ne pouvant pas nous confesser de la manière indiquée, nous devons le faire comme nous pouvons. » (Thomas d’Aquin, Somme théologique, Supplément, question 9, article 3, 2 – voir également : Raimond de Peñafort, Somme de pénitence, III, 34, 50)

De même, pour Thomas d’Aquin et toute la tradition du Moyen-Âge, le consentement lors du mariage peut être exprimé par des gestes. Le Code de Droit canonique note : « Les époux doivent exprimer leur consentement matrimonial par des paroles ; toutefois, s’ils ne peuvent parler, par des signes équivalents. » (Can. 1104)

Les moines, devant respecter le silence, avaient développé, dès le Xe siècle, tout un corpus de gestes pour communiquer. Ces gestes, tout en n’étant pas à proprement parler une langue, comme la langue des signes, ont pu se développer au point que Gérard de Cambrai, dînant avec les Bénédictins de Cantorbéry, s’étonna de leur ‘gesticulation’ effrénée : ils se métamorphosaient en pipelettes gesticulantes… Gérard de Cambrai conclut que dans ce cas, il vaut mieux parler !

Pour Léonard de Vinci : « Ceux-là seraient bien enseignés qui imiteraient des sourds qui parlent avec le mouvement des mains et des yeux et des sourcils et de toute leur personne dans leur volonté d’exprimer le concept de leur âme. » (Traité de la peinture, ch. XIV)

Les sourds apparaissent également dans divers textes et registres, comme les farces – genre répandu au Moyen-Âge. Dans la farce de ‘Mimin le goutteux et les deux sourds’, le comique porte sur l’incompréhension entre sourds et entendants, mais les sourds sont présentés comme intelligents et malins. Cette farce se termine par la sentence : « Il n’est point de plus maulvais sours que ceulx qui ne veullent ouyr. » Recueil de farces (1450-1550), Textes présentés par André Tissier, Tome V, Genève, Droz, 1989, p. 61s.

De même, dans Pantagruel, Rabelais détaille un long dialogue par gestes :

« Adoncques, tout le monde assistant et escoutant en bonne silence, l’Angloys leva hault en l’air les deux mains separement, clouant toutes les extremitez des doigtz en forme qu’on nomme en Chinonnoys cul de poulle, et frappa de l’une l’aultre par les ongles quatre foys ; puys les ouvrit, et ainsi à plat de l’une frappa l’aultre en son strident. Une foys de rechief les joignant comme dessus, frappa deux foys, et quatre foys de rechief les ouvrant ; puys les remist joinctes et extendues l’une jouxte l’aultre, comme semblant devotement Dieu prier.

Panurge soubdain leva en l’air la main dextre, puys d’ycelle mist le poulse dedans la narine d’ycelluy cousté, tenant les quatre doigtz estenduz et serrez par leur ordre en ligne parallele à la pene du nez, fermant l’œil gausche entierement et guaignant du dextre avecques profonde depression de la sourcile et paulpiere ; puys la gausche leva hault, avecques fort serrement et extension des quatre doigtz et elevation du poulse, et la tenoyt en ligne directement correspondente à l’assiette de la dextre, avecques distance entre les deux d’une couldée et demye. Cela faict, en pareille forme baissa contre terre l’une et l’aultre main ; finablement les tint on mylieu, comme visant droict au nez de l’Angloys.

Lors feist l’Angloys tel signe. La main gausche toute ouverte il leva hault en l’air, puys ferma on poing les quatre doigts d’ycelle, et le poulse extendu assist suz la pinne du nez. Soubdain après, leva la dextre toute ouverte et toute ouverte la baissa, joignant le poulse on lieu que fermoyt le petit doigt de la gausche, et les quatre doigtz d’ycelle mouvoyt lentement en l’air ; puys, au rebours, feist de la dextre ce qu’il avoyt faict de la gausche et de la gausche ce que avoyt faict de la dextre.

Panurge, de ce non estonné, tyra en l’air sa tresmegiste braguette de la gausche, et de la dextre en tira un transon de couste bovine blanche et deux pieces de boys de forme pareille, l’une de ebene noir, l’aultre de bresil incarnat, et les mist entre les doigtz d’ycelle en bonne symmetrie, et, les chocquant ensemble, faisoyt son tel que font les ladres en Bretaigne avecques leurs clicquettes, mieulx toutesfoys resonnant et plus harmonieux, et de la langue, contracte dedans la bouche, fredonnoyt joyeusement, tousjours reguardant l’Angloys.

Les theologiens, medicins et chirurgiens penserent que par ce signe il inferoyt l’Angloys estre ladre.

Les conseilliers, legistes et decretistes pensoient que ce faisant, il vouloyt conclurre quelque espece de felicité humaine consister en estat de ladrye, comme jadys maintenoyt le Seigneur.

L’Angloys pour ce ne s’effraya, et, levant les deux mains en l’air, les tint en telle forme que les troys maistres doigtz serroyt on poing et passoyt les poulses entre le doigtz indice et moien, et les doigtz auriculaires demouroient en leurs extendues ; ainsi les presentoyt à Panurge, puys les acoubla de mode que le poulse dextre touchoyt le gausche et le doigt petit gausche touchoyt le dextre.

A ce, Panurge, sans mot dire, leva les mains et en feist tel signe. De la main gauche il joingnit l’ongle du doigt indice à l’ongle du poulse, faisant au meillieu de la distance comme une boucle, et de la main dextre serroit tous les doigts au poing, excepté le doigt indice, lequel il mettoit et tiroit souvent par entre les deux aultres susdictes de la main gauche. Puis de la dextre estendit le doigt indice et le mylieu, les esloignant le mieulx qu’il povoit et les tirans vers Thaumaste. Puis mettoit le poulce de la main gauche sus l’anglet de l’œil gauche, estendant toute la main comme une aesle d’oyseau ou une pinne de poisson, et la meuvant bien mignonnement de czà et de là ; autant en faisoit de la dextre sur l’anglet de l’œil dextre.

Thaumaste commençza paslir et trembler, et luy feist tel signe. De la main dextre il frappa du doigt meillieu contre le muscle de la vole qui est au dessoubz le poulce, puis mist le doigt indice de la dextre en pareille boucle de la senestre ; mais il le mist par dessoubz, non par dessus comme faisoit Panurge.

Adoncques Panurge frappa la main l’une contre l’aultre et souffle en paulme. Ce faict, met encores le doigt indice de la dextre en la boucle de la gauche, le tirant et mettant souvent. Puis estendit le menton, regardant intentement Thaumaste.

Le monde, qui n’entendoit rien à ces signes, entendit bien que en ce il demandoit sans dire mot à Thaumaste :

” Que voulez vous dire là ? “

De faict, Thaumaste commença suer à grosses gouttes et sembloit bien un homme qui feust ravy en haulte contemplation. Puis se advisa et mist tous les ongles de la gauche contre ceulx de la dextre, ouvrant les doigts comme si ce eussent esté demys cercles, et elevoit tant qu’il povoit les mains en ce signe. »

Pour Montaigne, « Nos muets disputent, argumentent et content des histoires par signes. J’en ai vus de si souples et formés à cela qu’à la vérité, il ne leur manque rien à la perfection de se savoir faire entendre. » (Montaigne, Essais, L. II, ch. XII).

Les signes étaient couramment utilisés à la cour ottomane. Des sourds y tenaient une place définie. Les muets (“sans langue” : dilsiz) servaient le Sultan pour des missions confidentielles. « Le sceau de l’empire fut envoyé par le muet Killi au nouveau grand-vizir en Egypte. »

 

Voir notamment la conférence de Yann Cantin, La vie des sourds au Moyen-Âge : https://www.dailymotion.com/video/x771mvg

Ou Ninon Dubourg et Megan Kateb, Témoignages médiévaux de la privation des sens, Les nouvelles de l’archéologie, 165, 2021, 62-67.

Rodolphe Agricola (1444-1485), philosophe néerlandais, note : « J’ai vu un individu sourd dès le berceau, et par conséquent muet, qui avait appris à comprendre tout ce qui était écrit par d’autres personnes et qui lui-même exprimait par écrit toutes ses pensées comme s’il eût eu l’usage de la parole. {…] Le sourd-muet doit apprendre à lire et à écrire ; car il le peut aussi bien que l’aveugle. L’entreprise est difficile, sans doute, mais elle est possible pour le sourd-muet. On peut exprimer un grand nombre d’idées par des signes…. L’écriture s’associe à la parole, et par la parole à la pensée ; mais elle peut aussi retracer directement la pensée sans l’intermédiaire de la parole, témoin les écritures hiéroglyphiques, dont le caractère est entièrement idéographique. Puisqu’ils ont un âme intelligente, rien n’empêche qu’ils ne cultivent les arts, qu’ils n’exécutent même les ouvrages les plus achevés. » (Traité De inventione dialectica)