Période contemporaine

Charles Michel de L’Epée est né à Versailles le 24 novembre 1712. Après des études de droit, il se dirige vers l’Eglise et devient prêtre.

Vers 1760, il est appelé pour remplacer le père Vanin, décédé, qui avait commencé l’instruction religieuse de deux sœurs jumelles sourdes. Voyant qu’elles communiquaient entre elles par signes, il décida d’apprendre leurs signes pour les instruire. Puis, voyant qu’il pouvait ainsi communiquer aisément avec elles, il fit venir d’autres sourds de Paris et commença ainsi un enseignement gratuit pour les jeunes sourds.

Pourquoi était-il totalement libre pour s’occuper des enfants sourds (pas de paroisse, pas d’obligation religieuse…) ? Et comment était-il sensibilisé à la question des langues ? C’est parce qu’il était janséniste.

Cornelius Jansen (Jansénius) fut évêque d’Ypres. Il est à l’origine du mouvement politico-religieux, le jansénisme, qui fut condamné par l’Église catholique romaine en 1653. Ce movement s’opposait à certaines évolutions de l’Église catholique, et à l’absolutisme royal. De ce fait, les prêtres jansénistes, comme l’abbé de l’Epée, furent privés de paroisse. C’est pourquoi l’abbé de l’Epée résidait chez ses parents, rue des Moulins à Paris.

D’autre part, le jansénisme était marqué par différentes personnalités, des intellectuels reconnus comme Blaise Pascal. En 1660, les grammairiens de Port Royal, Antoine Arnauld et Claude Lancelot, publient la Grammaire de Port-Royal, une grammaire fondée non sur la conformité à l’usage jugé le meilleur, mais sur la raison. Cette Grammaire générale cherche ce qui est commun à toutes les langues. Il ne s’agit pas de comparer les langues entre elles, mais de découvrir et de formuler les principes auxquels obéissent toutes les langues, définir le langage, dont les langues particulières ne sont que des réalisations particulières. Etant janséniste, l’abbé de l’Epée a sans doute lu cet ouvrage, et a pu ainsi être sensibilisé à la question des langues.

L’abbé de l’Epée accueille de plus en plus de jeunes sourds chez lui, pour les instruire. Il ne demande aucune rémunération, mais reçoit des aides financières de divers donateurs. Pour faire connaître son œuvre, il organise des exercices publics. Il publie également plusieurs livres, comme Institution des sourds et muets par la voie des signes méthodiques (1776) ou Véritable manière d’instruire les sourds et muets, confirmée par une longue expérience (1784).

Son action a un très grand retentissement. De nombreuses personnes s’intéressent à sa méthode qui se diffuse en France et en Europe : des écoles similaires ouvrent un peu partout. Ainsi, en 1777, l’empereur d’Autriche Joseph II envoie l’abbé Stork se former auprès de l’Abbé de L’Epée.

Dès 1771, querelles et controverses s’élèvent entre les partisans de la méthode orale et de la méthode gestuelle de l’abbé de l’Epée. Ce dernier meurt le 23 décembre 1789, il est placé « au nom de ceux des citoyens qui ont le mieux mérité de l’humanité et de la patrie ». En 1791, il est décidé que son école sera prise en charge par la nation. L’Institution des sourds et celle des aveugles sont réunies dans un premier temps au couvent des Célestins. Cependant, la cohabitation s’avère difficile. En 1794, l’Institut est transféré rue Saint-Jacques où il se trouve encore aujourd’hui.

A la suite de l’œuvre de l’abbé de l’Epée, de nombreux sourds accèdent à une instruction, apprennent à lire et écrire, et investissent de nombreux métiers. Plusieurs sourds deviennent ainsi professeurs, voire directeurs, d’écoles de sourds. Les mentalités évoluent par rapport aux sourds : ils ne sont plus déclarés comme incapables, ou mis sous tutelle. Ainsi, préparant les articles du Code civil concernant le mariage, « le premier consul (Napoléon Bonaparte) dit que l’article pourrait se taire sur les sourds-muets puisqu’ils sont capables de se marier sous la condition commune à tous de se donner leur consentement. » (Procès-verbal du Conseil d’État du 26 fructidor an IX)

Le XIXème siècle est ainsi qualifié d’âge d’or pour les sourds. Parmi les sourds connus :

Jean Massieu (1772-1846) a été enseignant à l’Institut national des jeunes sourds puis directeur des écoles de sourds à Rodez et à Lille.

Laurent Clerc (1785-1869), répétiteur à l’Institut national des jeunes sourds, a cofondé avec Thomas Hopkins Gallaudet, la première école en Amérique du Nord : https://gallaudet.edu/.

Ferdinand Berthier (1803-1886) a été professeur à l’Institut des sourds-muets de Paris. il est notamment connu pour la création de la Société centrale des sourds-muets de Paris. Il a écrit plusieurs livres et a été membre de la Société des gens de Lettres. Ferdinand Berthier est le premier sourd décoré de la Légion d’Honneur (par Louis Napoléon Bonaparte en 1849).

de nombreux artistes sourds ont pu émerger (peintres, sculpteurs…), comme Claude André Deseine, Félix Martin, Eugène Graff, Alexis Gouin, Frédéric Peyson, Armand Berton ou René Princeteau

Propos négatifs

A la suite de Hobbes ou Kant, de nombreux jugements négatifs sont proférés à propos des sourds. En 1836, on pouvait lire dans un manuel de médecine légale : « Les sourds-muets qui n’ont reçu aucune éducation, dont les facultés sont restées sans développement, doivent être assimilés aux idiots. Réduits à une sorte d’instinct animal, enclins, comme les idiots et les imbéciles, à la colère, à la jalousie, à la fureur. ». En 1843, dans un manuel pratique de législation : « Les sourds-muets qui n’ont reçu aucune éducation sont assimilés aux idiots. » Ou encore, le docteur Calmeil écrit : « Sous une forme humaine, les idiots le cèdent, par la nullité de l’intelligence, des passions affectives, des mouvements instinctifs, aux animaux les plus stupides et les plus bornés. La physionomie stupide des idiots, leur extérieur sale et repoussant exprime le dernier degré de la dégradation humaine. » Ainsi, « Si on dit qu’il est un sauvage, on relève encore sa triste condition. » Et pour conclure : « Tout le monde sait que les sourds-muets sont des êtres inférieurs à tous égards : seuls les professionnels de la philanthropie ont déclaré que c’étaient des hommes comme les autres. »

Johann Gottfried von Herder (1744-1803) : « Ils [les sourds] n’ont pas de sensorium interne pour distinguer les objets, ni même de sympathie pour leur propre espèce. On a des exemples de sourds et muets de naissance qui ont égorgé leurs frères parce qu’ils avaient vu égorger un porc et qui, sans frémir, leur ont arraché les entrailles pour mieux imiter ce qui s’était passé sous leurs yeux. » (Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité, trad. E. Quinet, Paris, 1827, pp. 201-202.

Charles Richet (1850-1935) publia, en 1919, sa Sélection humaine : « Le fait naturel, c’est l’écrasement des faibles. Le fait social, c’est la protection des faibles. Donc par l’état social se trouve viciée la grande loi de la sélection, qui est essentiellement la survivance des forts : il faut pour la vigueur de l’espèce, que tout ce qui est imparfait soit anéanti… Après l’élimination des races inférieures, le premier pas dans la voie de la sélection, c’est l’élimination des anormaux. Á force d’être pitoyables, nous devenons des barbares. C’est barbarie que de forcer à vivre un sourd-muet, un idiot, un rachitique… Ce qui fait l’homme, c’est l’intelligence. Une masse de chair humaine, sans intelligence humaine, ce n’est rien. Il y a de la mauvaise matière vivante qui n’est digne d’aucun respect ni d’aucune compassion. Les supprimer résolument, ce serait leur rendre service, car ils ne pourront jamais que traîner une misérable existence. »

Le pire a bien sûr été atteint par le nazisme, avec l’élimination pure et simple des sourds – comme de beaucoup d’autres personnes.

Oralisme

Au cours du XIXème siècle, la médecine fait beaucoup de progrès, et les médecins prennent une place de plus en plus importante. Un phénomène fondamental va se développer quant au pouvoir, ce que Michel Foucault nomme le bio-pouvoir. En effet, le pouvoir ne va plus chercher seulement le contrôle des comportements individuels, selon un pouvoir disciplinaire, mais va chercher à contrôler l’évolution de la société dans son ensemble, à agir non au niveau des individus, mais de la population. Ce contrôle portera sur tous les phénomènes démographiques comme le contrôle des natalités, les processus économiques, l’hygiène publique, ainsi que sur le milieu géographique, climatique, hydrographique… Cela conduira à créer par exemple des institutions pour encadrer la vieillesse ou les infirmités – non pas dans un but de charité comme au Moyen Âge, ou d’épanouissement des individus comme à la Renaissance, mais dans un but de contrôle collectif, de sécurité de la société. La médecine prend une importance considérable : la population sera analysée, catégorisée et encadrée selon des critères médicaux, selon une visée biologique, considérant l’évolution de la population et tous les facteurs à contrôler pour diriger cette évolution dans le sens voulu. Or la médecine a un regard particulier sur la surdité : il s’agit d’une anormalité, d’une maladie qu’il s’agit de soigner – ou tout du moins d’en effacer les symptômes.

Associé à la volonté d’unir le pays autour d’une seule langue commune, la langue française, le point de vue médical sur la surdité va militer, tout au long du XIXème siècle, pour l’interdiction de la langue des signes et le développement de l’oralisme : l’apprentissage de la démutisation et de la lecture sur les lèvres pour les jeunes sourds. Les sourds doivent ressembler aux entendants, pour, pense-t-on, mieux s’intégrer dans la société.

Ce mouvement culminera au Congrès de Milan (1881), au cours duquel des entendants favorables à l’oralisme déclareront que la langue des signes doit être interdite dans les écoles de sourds. A la suite de ce congrès, partout en Europe, les écoles de sourds mettront à la porte les enseignants et directeurs sourds, et tous les jeunes sourds seront éduqués dans l’oralisme. Les sourds âgés témoignent que lorsqu’ils étaient jeunes, dans les écoles spécialisées, les enseignants leur tapaient sur les doigts s’ils les voyaient s’exprimer en langue des signes.

Pour conserver et transmettre la langue des signes, les sourds se sont organisés en associations, afin de se retrouver et de pouvoir s’exprimer dans leur langue. Même dans les écoles spécialisées, après quelques années d’oralisme pur, et de l’échec manifeste de cette méthode, les signes ont été petit à petit tolérés – au moins en dehors des cours, notamment dans les dortoirs ou lors des récréations.

Le réveil sourd

C’est ainsi qu’est qualifié le mouvement en faveur de la reconnaissance de la langue des signes, mouvement qui a débuté entre 1970 et 1980. En 1975, des sourds français assistent au congrès de la Fédération Nationale des Sourds à Washington, où ils peuvent constater que la langue des signes américaine (ASL) est un droit, qu’il y a un développement d’une culture sourde, ainsi que des interprètes. Jean Grémion et Alfredo le Corrado créent en 1976, International Visual Theatre (IVT), installé dans la tour du Village du Château de Vincennes (désormais au théâtre Chaptal). IVT militera pour l’enseignement de la langue des signes, les recherches et publications sur cette langue et sur le théâtre en langue des signes.

D’autres mouvements se développent, comme 2LPE, deux langues pour une éducation, qui milite pour l’éducation bilingue français/langue des signes pour les enfants sourds. 2LPE ouvre plusieurs classes bilingues afin de montrer concrètement l’intérêt de ce type d’enseignement pour les jeunes sourds.

Progressivement, le ministère de la santé (responsable des écoles spécialisées) lève l’interdit de la langue des signes dans l’enseignement des sourds, et en 1991, par la loi Fabius, l’Assemblée nationale autorise l’utilisation de la langue des signes pour l’éducation des enfants sourds.

Cette reconnaissance aboutira à la loi du 11 février 2005 : la langue des signes est reconnue comme une langue à part entière, et sa diffusion doit être facilitée dans les administrations, ainsi que dans l’éducation des jeunes sourds – pour les parents qui font ce choix.

Depuis, la situation des sourds a beaucoup évolué. Pour prendre l’exemple de l’Education nationale : les écoles spécialisées dépendent du ministère de la santé. La loi de 2005 demande que les jeunes sourds (comme les autres jeunes handicapés) dépendent désormais du ministère de l’Education nationale. Celui-ci donc dû prendre de nombreuses mesures. Par exemple : une option Langue des signes a été créée pour les examens et concours ; des programmes d’enseignement de la LSF ont été créés, un CAPES de LSF a été ouvert, des enseignants sourds ont pu ainsi intégrer l’Education nationale ; la Certification complémentaire a été ouverte à la langue des signes ; le Diplôme de compétence en langue, de même ; et un inspecteur sourd est désormais chargé de la place de la langue des signes dans l’Education nationale ! Bien sûr, la situation actuelle n’est pas encore idéale – de nombreuses régions ne disposent pas encore de classes bilingues, mais la situation évolue… Les universités ouvrent également des formations liées à la langue des signes (formations d’enseignants, d’interprètes…).

Un autre facteur facilite grandement l’insertion sociale et professionnelle des sourds : les nouvelles technologies. La possibilité d’utiliser la langue des signes à distance, via les ordinateurs ou les téléphones portables, permet l’ouverture de nombreux services, comme l’interprétation à distance, ou l’appel des secours directement en langue des signes (https://www.info.urgence114.fr/).