Période moderne

Antoine de Laincel (1525-1611), Saint-Martin-de-Renacas (Saint-Martin-les-Eaux), était un seigneur sourd, signant, accompagné d’un interprète ! https://fr.wikipedia.org/wiki/Antoine_de_Laincel

« Il estoit de belle taille, fort gresle et robuste, nullement maladif et fort courageux, ayant faict la guerre long temps soub Monsr le comte de Tende et le grand père de Monsieur le comte de Carces d’aujourd’huy, et marquoit souvent par signes qu’il estoit au siege de Sisteron duquel Messieurs de la religion s’estoyent saisis.735814

 

Il avoit ses signes fort intelligibles et clers, fort affable et courtois et estoit aymé d’ung chascun.

Il ne faisoit pas bon le faire mettre en cholere, surtout en luy contredisant par de signes de mespris, car ne pouvant se deffendre de la parolle, il se servoit incontinent des mains et en venoit aux coups. Voyant parler quelques ungz, il estoit grandement nerveux de sçavoir leurs discours et demandoit par signes de les luy expliquer et faire entendre.

II estoit en une grande peine quand son trucheman et interprete n’estoit point avec luy, que ceux qui n’avoyent point à coustume ses signes ne pouvoyent entendre ce qu’il leur vouloit dire. »

Pour Descartes (1596-1650) : « C’est une chose bien remarquable qu’il n’y a point d’hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu’ils ne soient capables d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et qu’au contraire il n’y a point d’autre animal, tant parfait et tant heureusement né qu’il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n’arrive pas de ce qu’ils ont faute d’organes, car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c’est-à-dire en témoignant qu’ils pensent ce qu’ils disent ; au lieu que les hommes qui, étant nés sourds et muets, sont privés des organes qui servent aux autres pour parler, autant ou plus que les bêtes, ont coutume d’inventer d’eux-mêmes quelques signes par lesquels ils se font entendre à ceux qui étant ordinairement avec eux ont loisir d’apprendre leur langue. » (Discours de la méthode, V, ‘Bibl. de la Pléiade’, Paris, Gallimard, p. 165)

Leibniz (1646-1716) écrit : « Il serait de même fort important d’examiner les idées qu’un homme sourd et muet peut avoir des choses non figurées, dont nous avons ordinairement la description en paroles, et qu’il doit avoir d’une manière tout à fait différente, quoiqu’elle puisse être équivalente à la nôtre, comme l’écriture des Chinois fait un effet équivalent à celui de notre alphabet, quoiqu’elle en soit infiniment différente et pourrait paraître inventée par un sourd. J’attends par la faveur d’un grand prince la relation d’un né sourd et muet à Paris, dont les oreilles sont enfin parvenues jusqu’à faire leur fonction, qu’il a maintenant appris la langue française (car c’est de la cour de France qu’on le mandait il n’y a pas longtemps) et qui pourra dire des choses bien curieuses sur les conceptions qu’il avait dans son état précédent et sur le changement de ces idées lorsque le sens de l’ouïe a commencé à être exercé. Ces gens nés sourds et muets peuvent aller plus loin qu’on ne pense. Il y en avait un à Oldenbourg, du temps du dernier comte, qui était devenu bon peintre, et se montrait très raisonnable d’ailleurs. Un fort savant homme, Breton de nation, m’a raconté qu’à Blainville, à dix lieues de Nantes, appartenant au duc de Rohan, il y avait environ en 1690 un pauvre, qui demeurait dans une hutte, proche du château hors de la ville, qui était né sourd et muet, et qui portait des lettres et autres choses à la ville et trouvait les maisons, suivant quelques signes que des personnes accoutumées à l’employer lui faisaient. […] Les hommes sont bien négligents de ne prendre pas une exacte connaissance des manières de penser de telles personnes. » (Nouveaux essais sur l’entendement humain, L. II, Ch. IX)

La communication par gestes répandue parmi les moines a pu faciliter l’intégration de sourds dans des monastères.

Un exemple : à Amiens, un sourd de naissance, Étienne de Fay (1670-1750) dit « le vieux sourd d’Amiens », parvenu à être professeur, architecte et dessinateur, faisait l’école à des enfants sourds dans l’Abbaye Saint-Jean. « Il avait été élevé, à partir de l’âge de cinq ans, à l’abbaye de Saint-Jean d’Amiens, ordre des Prémontrés. On sait qu’à cette époque, et continuant une coutume du moyen âge, les familles appartenant à la noblesse envoyaient dans des monastères ceux de leurs enfants qui étaient atteints de surdi-mutité… » (Théophile Denis, Etienne de Fay dit “le vieux sourd-muet” d’Amiens : notice biographique, Saint-Valery-sur-Somme : Imprimerie Typographique Ricard-Leclercq, 1905)

 

Pierre Desloges fut le premier sourd à écrire un livre : en 1779, il publie : Observations d’un sourd-muet, pour défendre les sourds et la langue des signes.

« Le genre de mon travail journalier m’oblige d’aler dans beaucoup de maisons: on ne manque jamais de m’y faire des questions sur les sourds & muèts. Mais le plus souvent ces questions sont aussi absurdes que ridicules: elles prouvent seulement que presque tout le monde s’est formé les idées les plus fausses sur notre compte; que très-peu de personnes ont une juste notion de notre état, des ressources qui nous restent, & des moyens que nous avons de comuniquer entre nous par le langage des signes. » https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Desloges

Diderot (1713-1784) a écrit une Lettre sur les sourds et muets (Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2000).

« Je reviens donc au sourd et muet de naissance. J’en connais un dont on pourrait se servir d’autant plus utilement, qu’il ne manque pas d’esprit, et qu’il a le geste expressif, comme vous l’allez voir. Je jouais un jour aux échecs, et le muet me regardait jouer : mon adversaire me réduisit dans une position embarrassante ; le muet s’en aperçut à merveille, et croyant la partie perdue, il ferma les yeux, inclina la tête, et laissa tomber ses bras, signes par lesquels il m’annonçait qu’il me tenait pour mat ou mort. Remarquez en passant combien la langue des gestes est métaphorique. Je crus d’abord qu’il avait raison ; cependant comme le coup était composé, et que je n’avais pas épuisé les combinaisons, je ne me pressai pas de céder, et je me mis à chercher une ressource. L’avis du muet était toujours qu’il n’y en avait point ; ce qu’il disait très clairement en secouant la tête, et remettant les pièces perdues sur l’échiquier. Son exemple invita les autres spectateurs à parler sur le coup ; on l’examina, et à force d’essayer de mauvais expédients, on en découvrit un bon. Je ne manquai pas de m’en servir et de faire entendre au muet qu’il s’était trompé, et que je sortirais d’embarras malgré son avis. Mais lui, me montrant du doigt tous les spectateurs les uns après les autres, et faisant en même temps un petit mouvement des lèvres qu’il accompagna d’un grand mouvement de ses deux bras qui allaient et venaient dans la direction de la porte et des tables, me répondit qu’il y avait peu de mérite à être sorti du mauvais pas où j’étais, avec les conseils du tiers, du quart et des passants ; ce que ses gestes signifiaient si clairement, que personne ne s’y trompa, et que l’expression populaire, consulter le tiers, le quart et les passants, vint à plusieurs en même temps ; ainsi bonne ou mauvaise, notre muet rencontra cette expression en gestes . »

« Sur quelque étude du langage par gestes, il m’a donc paru que la bonne construction exigeait qu’on présentât d’abord l’idée principale, parce que cette idée manifestée répandait du jour sur les autres, en indiquant à quoi les gestes devaient être rapportés. Quand le sujet d’une proposition oratoire ou gesticulée n’est pas annoncé, l’application des autres signes reste suspendue. C’est ce qui arrive à tout moment dans les phrases grecques et latines ; et jamais dans les phrases gesticulées, lorsqu’elles sont bien construites. Je suis à table avec un sourd et muet de naissance. Il veut commander à son laquais de me verser à boire. Il avertit d’abord son laquais ; il me regarde ensuite. Puis il imite du bras et de la main droite les mouvements d’un homme qui verse à boire. Il est presque indifférent dans cette phrase lequel des deux derniers signes suive ou précède l’autre. Le muet peut, après avoir averti le laquais, ou placer le signe qui désigne la chose ordonnée, ou celui qui dénote la personne à qui le message s’adresse ; mais le lieu du premier geste est fixé. Il n’y a qu’un muet sans logique qui puisse le déplacer. »

A l’inverse, quelques philosophes portent un regard négatif sur la surdité. Ainsi, Hobbes (1588-1679) écrit : « La faculté de raisonner est une conséquence de l’usage de la parole. […] Si par exemple quelqu’un qui n’a aucun usage de la parole (tel un homme né et demeuré entièrement sourd et muet) place devant ses yeux un triangle, et, à côté, deux angles droits (tels que sont les coins d’une figure carrée), il pourra en y réfléchissant faire la comparaison, et trouver que les trois angles de ce triangle sont égaux à ces deux angles droits qui se trouvent à côté. Mais si on lui montre un nouveau triangle qui par sa forme diffère du précédent, il ne pourra pas, sans un nouvel effort, savoir si les trois angles de ce second triangle sont égaux à la même quantité. Mais l’homme qui a l’usage de mots, observant que cette égalité n’est pas consécutive à la longueur des côtés ni à aucune autre propriété particulière de ce triangle, mais seulement au fait que les côtés sont des lignes droites, et les angles au nombre de trois, et que c’est pour cela seulement qu’il a nommé cette figure triangle, conclura hardiment et de manière universelle que cette égalité des angles droits est dans tout triangle, quel qu’il soit. » (Thomas Hobbes, Léviathan, ch. IV et XLVI, trad. Tricaud, Paris, Dalloz, 1999, p. 679)

Selon La Mettrie (1709-1751) : « Un jeune homme, fils d’un artisan, sourd et muet de naissance, commença tout d’un coup à parler, au grand étonnement de toute la ville. On sut de lui, que trois ou quatre mois auparavant, il avait entendu le son des cloches et avait été extrêmement surpris de cette sensation nouvelle et inconnue. Ensuite il lui était sorti comme une espèce d’eau de l’oreille gauche, et il avait entendu parfaitement des deux oreilles. Il fut ces trois ou quatre mois à écouter sans rien dire, s’accoutumant à répéter tout bas les paroles qu’il entendait, et s’affermissant dans la prononciation et dans les idées attachées aux mots. Enfin, il se crut en état de rompre le silence, et il déclara qu’il parlait, quoique ce ne fût encore qu’imparfaitement. Aussitôt des théologiens habiles l’interrogèrent sur son état passé, et leurs principales questions roulèrent sur Dieu, sur l’âme, sur la bonté, ou la malice morale des actions. Il ne parut pas avoir poussé ses pensées jusque-là. Quoiqu’il fût né de parents catholiques, qu’il assistât à la messe, qu’il fût instruit à faire le signe de la croix, et à se mettre à genoux dans la contenance d’un homme qui prie, il n’avait jamais joint à cela aucune intention, ni compris celles que les autres y joignaient : il ne savait pas bien distinctement ce que c’était que la mort, et il n’y pensait jamais. Il menait une vie purement animale, toute occupée des objets sensibles et présents, et du peu d’idées qu’il recevait par les yeux. Il ne tirait pas même de la comparaison de ces idées, tout ce qui semble qu’il aurait pu en tirer. Ce n’est pas qu’il n’eût naturellement de l’esprit, mais l’esprit d’un homme privé du commerce des autres, est si peu cultivé, si peu exercé, qu’il ne pensait qu’autant qu’il était indispensablement forcé par les objets extérieurs. Le plus grand fond des idées des hommes est dans leur commerce réciproque. Cette histoire connue de toute la ville de Chartres, se trouve dans celle de l’Académie des sciences. »  (Traité de l’âme, ch. 15, in Textes choisis, Paris, Éditions sociales, 1954)

Selon Kant (1724-1804) : « Le sens de l’ouïe est un des sens de perception simplement médiate. […] La forme de l’objet n’est pas donnée par l’ouïe, et les sons que l’on prononce ne conduisent pas immédiatement à se la représenter, mais c’est justement pour cela, et parce qu’ils ne signifient rien en eux-mêmes, du moins parce qu’ils ne désignent pas d’objets, mais en tout état de cause uniquement des sentiments intérieurs, qu’ils sont les moyens les plus appropriés à la désignation des concepts ; ce pourquoi aussi les sourds de naissance, qui sont contraints, de ce fait même, de demeurer également muets (privés de langage), ne peuvent jamais parvenir à davantage qu’à un analogon de la raison. » (Anthropologie du point de vue pragmatique, Première partie, Livre 1, § 18)